Semaine Nationale de la Dénutrition : enjeux, solutions et rôle clé des pharmaciens – L’interview exclusive du Pr Agathe Raynaud-Simon
La dénutrition, un enjeu de santé publique souvent sous-estimé, touche des millions de personnes en France, notamment les plus fragiles. Malgré ses conséquences graves sur la qualité de vie et l'évolution des maladies chroniques, elle reste largement méconnue. À l'occasion de la Semaine Nationale de la Dénutrition, nous avons réalisé une interview exclusive avec le Professeur Agathe Raynaud-Simon, cheffe du Département de Gériatrie des hôpitaux Bichat-Beaujon et nouvelle présidente du Collectif de lutte contre la dénutrition, pour faire le point sur les enjeux actuels et le rôle fondamental des pharmaciens dans sa prise en charge.
Face à l’ampleur de ce problème, plusieurs acteurs de la santé se mobilisent pour sensibiliser le grand public et améliorer la prise en charge des patients à risque. À la tête de ces initiatives, des experts comme le Pr Agathe Raynaud-Simon, cheffe du Département de Gériatrie des hôpitaux Bichat et Beaujon et nouvelle présidente du Collectif de lutte contre la dénutrition, œuvrent pour une meilleure reconnaissance de cette pathologie. Dans cette interview exclusive, elle partage avec nous son analyse des enjeux actuels et les solutions concrètes pour lutter contre la dénutrition.
Le terme de « dénutrition » peut paraître encore abstrait. Qu’est-ce que la dénutrition et quelle est sa prévalence, aujourd’hui, en France ?
Pr Agathe Raynaud-Simon : La dénutrition touche au moins 2 millions de personnes en France. Si elle est souvent associée aux personnes âgées, elle concerne également des adultes plus jeunes, voire des enfants, affectant ainsi toutes les tranches d’âge. Chez les adultes, la prévalence est particulièrement élevée : environ 40 % des patients atteints de cancer présentent un état de dénutrition au cours de leur maladie, surtout ceux dont le tube digestif est touché. Chez les personnes âgées vivant à domicile, entre 5 % et 10 % sont dénutries, un chiffre qui grimpe à près de 20 % chez celles nécessitant des soins à domicile.
Le terme de « dénutrition » reste souvent abstrait et peu connu, tant du grand public que des professionnels de santé. Il fait généralement référence à une perte d’appétit et de poids, notamment de la masse musculaire, bien plus que de la masse grasse. Cette perte musculaire a un impact direct sur les capacités fonctionnelles des individus : marcher, se lever d’une chaise ou monter un escalier devient difficile, augmentant ainsi le risque de chute chez les personnes âgées.
La dénutrition a également un effet néfaste, encore mal compris, sur le système immunitaire. Elle accroît la gravité des infections, comme on a pu l’observer durant la pandémie de COVID-19. Les patients dénutris sont plus sujets aux maladies nosocomiales et leurs pathologies sous-jacentes ont tendance à s’aggraver. In fine, la dénutrition contribue à une dégradation globale de l’état de santé.
La France est mondialement connue pour sa gastronomie. Pourtant, la dénutrition demeure un problème persistant, en particulier chez les personnes âgées ou hospitalisées. Comment expliquer ce paradoxe ?
Pr Agathe Raynaud-Simon : Ce paradoxe ne s’explique pas uniquement par notre culture gastronomique, même si nous apprécions les bonnes choses. Comme dans de nombreux pays dits riches, l’attention en matière de nutrition est principalement centrée sur le surpoids et l’obésité. Cela a tendance à occulter le problème de la dénutrition. Cependant, ces deux enjeux ne sont pas en compétition. Il est tout à fait possible d’être obèse tout en étant dénutri, c’est-à-dire avoir un excès de masse grasse mais un manque de masse musculaire. Si la prévention de l’obésité est une priorité chez les jeunes adultes en bonne santé, on observe un phénomène de dénutrition beaucoup plus marqué chez les personnes âgées.
La nutrition doit être une question d’équilibre : ni trop, ni pas assez.
Quant à l’anorexie mentale, il s’agit d’une forme de dénutrition qui touche principalement les adolescents et les jeunes adultes. Bien que cette maladie soit grave, elle affecte un nombre de personnes bien inférieur à celui de celles à risque de développer une obésité.
Quels outils de dépistage standardisés recommandez-vous pour une détection précoce de la dénutrition, notamment dans les établissements de soins de ville comme les pharmacies ?
Pr Agathe Raynaud-Simon : La méthode la plus simple et accessible reste la mesure régulière du poids. Lorsqu’une personne est malade, la perte de poids est un signe d’alerte majeur. Bien entendu, certaines personnes peuvent perdre du poids intentionnellement en suivant un régime, mais une perte de poids involontaire de plus de 3 kilos doit être considérée comme un signal d’alarme. Il est inutile de se peser quotidiennement, mais une pesée mensuelle est recommandée pour les personnes vivant à domicile, avec une fréquence hebdomadaire en cas de besoin.
Il existe également des critères plus précis recommandés par la Haute Autorité de Santé (HAS), incluant la perte de poids, l’évaluation de la maigreur via l’IMC (indice de masse corporelle), et l’utilisation de marqueurs musculaires pour évaluer l’état nutritionnel.
En complément, plusieurs outils de dépistage standardisés sont disponibles, dont certains très simples à utiliser, comme l’outil PARAD. Ce dernier repose sur quatre questions rapides portant sur l’appétit et le poids. Un autre outil fréquemment utilisé est le MNA-SF (Mini Nutritional Assessment – Short Form), qui comporte six questions incluant l’IMC et l’état de santé général, notamment en lien avec des pathologies comme la dépression.
En résumé, les principaux outils sont la mesure du poids, les questionnaires PARAD et MNA-SF, ainsi que les critères de la HAS.
Quelles sont, selon vous, les spécificités de la dénutrition chez les personnes âgées, et pourquoi cette population est-elle particulièrement vulnérable à ce problème ?
Pr Agathe Raynaud-Simon : La première chose à comprendre, c’est qu’avec l’âge, la perte musculaire est inévitable. Il est certes difficile de lutter contre ce phénomène, mais pratiquer une activité physique régulière et avoir une alimentation équilibrée permet de limiter cette perte. Cependant, le muscle perd progressivement sa capacité à se renouveler, ce qui rend la situation plus complexe. En conséquence, les personnes âgées ont tendance à manger moins. Par exemple, à 80 ans, on consomme en moyenne un tiers de moins de nourriture qu’à 40 ans, ce qui signifie que la moindre variation dans l’apport calorique peut avoir un impact considérable.
Un autre problème est la régulation de l’appétit, qui se dégrade avec l’âge, tout comme la sensation de soif. De plus, les personnes âgées accumulent des petits soucis de santé (arthrose, problèmes de vision, etc.) qui, pris individuellement, ne sont pas graves, mais qui, mis bout à bout, affectent leur qualité de vie. À cela s’ajoutent des facteurs psychologiques et sociaux, comme l’isolement ou le deuil, qui peuvent aggraver la situation.
Contrairement à une idée reçue, il n’est pas normal de perdre du poids en vieillissant. La perte de poids chez une personne âgée est associée à un risque accru de décès, par rapport à quelqu’un qui maintient son poids stable.
Il est important de noter qu’une personne âgée en bonne santé, vivant à domicile, ne présente généralement pas de risque élevé de dénutrition. Cela concerne environ 90 % des personnes âgées à domicile.
Comment la dénutrition influence-t-elle l’évolution de maladies chroniques chez les personnes âgées, et comment cela impacte-t-il leur qualité de vie au quotidien ?
Pr Agathe Raynaud-Simon : La première étape est de procéder à une évaluation médicale complète pour identifier les facteurs et les causes sous-jacentes de la dénutrition. Il est crucial de traiter ces causes pour pouvoir ensuite intervenir efficacement.
Pour aider une personne âgée à manger davantage malgré une perte d’appétit, il est important de rendre les repas plus denses en nutriments. Cela signifie qu’à volume égal, on doit augmenter la teneur en protéines et en calories. Par exemple, on peut remplacer des aliments peu caloriques, comme le concombre, par des aliments plus nourrissants, comme les pommes de terre. De plus, l’enrichissement des plats avec de la poudre de lait ou d’autres ingrédients permet d’ajouter des protéines et de donner plus de goût aux repas.
L’introduction de collations entre les repas s’avère également efficace, car elles n’ont généralement pas d’impact sur l’appétit pour le repas suivant. Les Compléments Nutritionnels Oraux (CNO) sont aussi particulièrement utiles, car ils sont très denses en nutriments. Des études ont montré l’efficacité des CNO lorsqu’ils sont associés à des conseils diététiques, notamment pour réduire les risques d’hospitalisation et limiter les complications liées à la dénutrition.
Par exemple, une étude menée dans les hôpitaux suisses en 2019 a démontré que la prise en charge systématique des personnes âgées dénutries augmente leur apport alimentaire et diminue les complications liées à leur état de santé.
Enfin, il est essentiel d’encourager une activité physique adaptée à la condition des patients. L’intervention d’un kinésithérapeute peut être très bénéfique. La combinaison de l’alimentation et de la stimulation physique est indispensable pour améliorer leur qualité de vie.
La Semaine Nationale de la Dénutrition est devenue un événement incontournable pour sensibiliser le grand public et les professionnels. Quels sont les principaux objectifs de cette édition 2024, et comment comptez-vous toucher une population plus large ?
Pr Agathe Raynaud-Simon : Cette année, la Semaine Nationale de la Dénutrition se tiendra du 12 au 19 novembre, avec plusieurs temps forts. Parmi eux, la diffusion d’outils de communication sous forme de supports papier, commandés par des professionnels de santé à travers toute la France. Ces documents incluent des flyers d’information générale sur la dénutrition, faciles à lire et à comprendre, ainsi que des supports destinés aux aidants et aux soignants. Des guides d’action sont également proposés pour aider les structures telles que les EHPAD à organiser des activités durant la semaine, comme des ateliers culinaires ou des opérations « cuisine ouverte ».
L’édition 2024 mettra un focus particulier sur l’oncologie, et abordera la question de la dénutrition chez les patients atteints de cancer.
En parallèle, une série de webinaires sera organisée, couvrant des sujets variés comme la dénutrition à domicile et la santé bucco-dentaire, afin de sensibiliser les professionnels et les aidants sur ces problématiques spécifiques.
Parmi les autres initiatives, on retrouvera l’opération « Petit pas, grande victoire – Tous unis contre la dénutrition », en collaboration avec l’association Siel Bleu. Cette opération proposera des séances d’activité physique adaptée, organisées à travers toute la France, avec une centralisation des actions dans un amphithéâtre de l’association « Les Petits Frères des Pauvres ».
Dans les pharmacies, des vidéos de sensibilisation seront diffusées via la CESPHARM, tandis qu’une attention particulière sera portée aux publics précaires, notamment à travers des actions menées en partenariat avec les banques alimentaires.
Le pharmacien joue un rôle clé dans le suivi des patients, notamment à domicile. Quels signes précoces de la dénutrition un pharmacien peut-il repérer pour déclencher une intervention rapide ?
Pr Agathe Raynaud-Simon : Lors de la délivrance des ordonnances de Compléments Nutritionnels Oraux (CNO), le pharmacien doit s’assurer que les apports nutritionnels recommandés sont respectés : au moins 440 calories et 30 grammes de protéines par jour. Il suffit de choisir dans la gamme des CNO pour atteindre ces objectifs. Il est également essentiel de discuter avec le patient afin de s’assurer que ces compléments sont bien consommés. Cela peut passer par des solutions variées : biscuits, crèmes, ou un seul CNO qui couvre les besoins, ou encore une combinaison de différents produits.
Il est recommandé de prendre les CNO à la fin des repas ou en collation, mais surtout pas en remplacement d’un repas.
Lors de la délivrance, le pharmacien doit également s’assurer que le patient tolère bien le produit prescrit, notamment en termes de goût et de texture. Un premier renouvellement est souvent nécessaire après 10 jours pour ajuster si besoin.
Si le patient a du mal à s’alimenter, il ne faut pas hésiter à recommander une consultation chez un diététicien, qui pourra adapter son régime alimentaire pour l’aider à mieux s’alimenter.
Quelle place voyez-vous pour le pharmacien dans la prévention et la prise en charge multidisciplinaire de la dénutrition, en particulier dans le suivi des traitements nutritionnels ?
Pr Agathe Raynaud-Simon : La dénutrition peut se dégrader rapidement, sur une période de quelques mois, et il est donc crucial de la dépister précocement. Un patient peut passer d’un état nutritionnel normal à un état de dénutrition sévère en l’espace de six mois, ce qui souligne l’urgence d’une détection rapide. Plus on intervient tôt, plus il est possible de rectifier la situation.
Le pharmacien doit rappeler aux patients que la perte de poids liée à une maladie n’est jamais normale et constitue un facteur de mauvais pronostic. Il est important de sensibiliser les patients à surveiller leur poids et à consulter dès qu’ils remarquent une baisse de l’appétit ou une perte de poids inexpliquée, car des solutions existent.
Le pharmacien, de par son suivi régulier des traitements et des renouvellements d’ordonnances, est idéalement placé pour jouer ce rôle d’alerte. Il peut repérer une perte d’appétit, une modification des habitudes alimentaires, et orienter les patients vers une prise en charge adaptée, notamment en collaboration avec d’autres professionnels de santé.