Dénutrition à l'officine : les nouveaux outils pour sauver des vies

La dénutrition touche entre 4 et 10 % des personnes âgées à domicile et jusqu'à 70 % des patients hospitalisés en France. Souvent méconnue, elle entraîne des conséquences graves comme une augmentation de la morbidité et de la mortalité. Les pharmaciens jouent un rôle clé dans le dépistage, la prévention et la prise en charge de cette pathologie. Leur intervention peut améliorer la qualité de vie et l'autonomie des personnes âgées, tout en prévenant des complications graves grâce à des stratégies nutritionnelles adaptées. Cela inclut l'utilisation de questionnaires d'évaluation, la proposition de CNO et la coordination avec d'autres professionnels de santé. Ce Grand Angle, réalisé en collaboration avec Jérémy LHÔTE, Diététicien-Nutritionniste au sein des cliniques du Groupe hospitalier privé Ambroise Paré - Hartmann de Neuilly-sur-Seine, met en lumière l'importance de l'action proactive des pharmaciens dans la lutte contre la dénutrition.

Thomas Kassab, DU de Pharmacie clinique, publié le 09 octobre 2024

Dénutrition à l’officine : les nouveaux outils pour sauver des vies

Sommaire

La dénutrition est un état pathologique caractérisé par un apport insuffisant en énergie et en protéines pour répondre aux besoins de l’organisme. Chez les personnes âgées, ce phénomène est particulièrement préoccupant en raison des conséquences graves qu’il peut entraîner, notamment une perte de masse musculaire, une diminution de la fonctionnalité, et une augmentation de la morbidité et de la mortalité. Dans ce contexte, le pharmacien d’officine joue un rôle déterminant dans la prévention, le dépistage et la prise en charge de la dénutrition.

Définition et épidémiologie

La dénutrition protéino-énergétique se définit comme un déséquilibre entre les apports énergétiques et protéiques et les besoins de l’organisme, souvent observée lorsque le poids du patient chute de 5 % en un mois ou de 10 % en six mois, avec un IMC inférieur à 22 pour les personnes âgées. Les critères phénotypiques de la dénutrition incluent une perte de poids significative, un IMC réduit et une sarcopénie confirmée. Les critères étiologiques, quant à eux, incluent une réduction de l’apport alimentaire, une absorption réduite et la présence de pathologies aiguës ou chroniques.

Sa prévalence est de 4 à 10 % chez les personnes âgées vivant à domicile, de 15 à 38 % chez celles vivant en institution et de 30 à 70 % chez les malades âgés hospitalisés. Cette prévalence augmente avec l’âge et le degré de dépendance, affectant significativement leur qualité de vie et leur autonomie.

Les causes de la dénutrition chez les personnes âgées

Les causes de la dénutrition chez les personnes âgées sont multiples et peuvent être classées en deux catégories principales : exogènes et endogènes.

Causes exogènes

Les causes exogènes incluent des facteurs psycho-sociaux tels que l’isolement social, la perte d’autonomie, et les difficultés financières. L’isolement social est défini par le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) comme la rupture d’un individu avec son environnement familial, amical, et/ou professionnel. Cet isolement peut entraîner une diminution de la motivation à préparer des repas équilibrés et à se nourrir correctement, augmentant ainsi le risque de dénutrition. Les difficultés financières peuvent également limiter l’accès à des aliments nutritifs, poussant les personnes âgées à consommer des repas peu variés et peu nutritifs.

Causes endogènes

Les causes endogènes sont souvent liées à des pathologies chroniques, un hypercatabolisme, ou des problèmes de malabsorption intestinale. Par exemple, les maladies chroniques comme le cancer ou l’insuffisance cardiaque augmentent les besoins énergétiques de l’organisme. Les troubles digestifs, tels que la maladie cœliaque ou la maladie de Crohn, peuvent réduire l’absorption des nutriments, même si l’apport alimentaire est suffisant.

Les troubles bucco-dentaires, comme la perte de dents, les prothèses dentaires mal ajustées, ou la sécheresse buccale, peuvent rendre la mastication et la déglutition difficiles, limitant ainsi l’apport alimentaire. La polymédication, courante chez les personnes âgées, peut entraîner des effets secondaires comme la sécheresse buccale ou la dysgueusie (altération du goût), réduisant l’appétit et l’apport nutritionnel des patients.

Les troubles psychiatriques, tels que la dépression, sont également des facteurs de risque majeurs. La dépression, qui touche jusqu’à 40 % des résidents des EHPAD, peut entraîner une perte d’appétit, une asthénie, et un désintérêt pour l’alimentation, augmentant ainsi le risque de dénutrition. Les troubles neurologiques, comme la maladie d’Alzheimer et la maladie de Parkinson, entraînent des déficits cognitifs et moteurs qui compliquent la préparation et la consommation des repas.

Conséquences de la dénutrition

La dénutrition chez les personnes âgées a des conséquences graves, notamment :

  • Anorexie, amaigrissement, asthénie et apathie : ces signes cliniques indiquent souvent une dégradation de l’état général du patient. L’anorexie, ou perte d’appétit, est fréquente chez les personnes âgées dénutries. Elle conduit à une diminution de l’apport alimentaire, exacerbant la dénutrition. L’amaigrissement est une conséquence directe de la dénutrition, souvent associé à une perte de masse musculaire. L’asthénie, ou fatigue intense, et l’apathie, un manque d’intérêt et de motivation, sont également courantes, réduisant encore la capacité du patient à se nourrir correctement.
  • Fonte musculaire : la perte de masse musculaire est accentuée par la dénutrition, augmentant le risque de chutes et de fractures. Cette fonte musculaire, ou sarcopénie, réduit la force et la mobilité des patients, augmentant leur dépendance fonctionnelle et leur risque de complications liées à l’immobilité.
  • Fragilisation osseuse et dépendance : la dénutrition réduit la densité osseuse, augmentant le risque de fractures et la dépendance fonctionnelle. Les personnes âgées dénutries ont un risque accru de fractures, notamment du col du fémur, ce qui peut entraîner une perte d’autonomie et une admission en institution.
  • Troubles de la cicatrisation et de l’hydratation : les patients dénutris présentent un retard de cicatrisation et des troubles de l’hydratation, augmentant les risques d’infections.

Une nutrition adéquate est essentielle pour le processus de cicatrisation, et les carences nutritionnelles peuvent retarder la guérison des plaies et augmenter le risque de complications infectieuses.

Augmentation de la morbidité et de la mortalité : la dénutrition augmente le taux de mortalité, particulièrement en cas d’infections nosocomiales et de complications chirurgicales. Les patients dénutris ont un risque accru de complications médicales, de séjours hospitaliers prolongés, et de mortalité.

Dénutrition : quel diagnostic ?

Le diagnostic de dénutrition nécessite la présence d’au moins un critère phénotypique et un critère étiologique. Les critères phénotypiques incluent une perte de poids significative, un IMC réduit et la confirmation de la sarcopénie. Les critères étiologiques incluent une réduction de l’apport alimentaire, une absorption réduite et la présence de pathologies aiguës ou chroniques.

Critères phénotypiques

  • Perte de poids : ≥ 5 % en un mois ou ≥ 10 % en six mois.
  • IMC : < 22 kg/m² pour la dénutrition modérée , < 20 kg/m² pour la dénutrition sévère.
  • Sarcopénie : confirmée par des tests de performance musculaire.

Critères étiologiques

  • Réduction alimentaire : ≥ 50 % pendant plus d’une semaine ou toute réduction des apports pendant plus de deux semaines.
  • Absorption réduite : en raison de malabsorption ou maldigestion.
  • Situation pathologique : présence d’une pathologie aiguë ou chronique évolutive.

Quelle prise en charge ?

La prise en charge de la dénutrition inclut des stratégies thérapeutiques adaptées aux besoins spécifiques de chaque patient.

Les compléments nutritionnels oraux

Les CNO sont souvent prescrits pour augmenter l’apport énergétique et protéique. Les CNO sont des produits enrichis en nutriments, disponibles sous forme liquide, semi-solide ou poudre, et sont « faciles à consommer pour les patients ayant des difficultés de mastication et/ou de déglutition » précise Jérémy Lhôte. Le spécialiste rajoute « qu’il est possible de sélectionner le CNO adapté en fonction des préférences et des besoins du patient, assurant ainsi une meilleure adhésion et une meilleure assiduité au traitement ». Il est également conseillé d’enrichir l’alimentation quotidienne en suggérant des ajouts « de beurre, de fromage fondu de type La vache qui rit©, de poudre de lait, de protéines en poudre, ou d’huiles enrichies dans les repas courants » précise Jérémy Lhôte. De plus, il est recommandé de proposer des modifications diététiques spécifiques, telles que l’augmentation de la consommation de fruits, de légumes, de protéines et de produits laitiers.

Activité physique

L’activité physique régulière est essentielle pour maintenir la masse musculaire et la force chez les personnes âgées. Il est bénéfique de promouvoir l’activité physique adaptée, comme la marche, les exercices de résistance, ou les activités de loisirs qui engagent les muscles, contribuant ainsi à prévenir la sarcopénie et à améliorer l’état nutritionnel global des patients.

Et chez les adolescents ?

La dénutrition chez les adolescents anorexiques est une problématique complexe et grave, qui requiert une attention médicale spécifique. Les jeunes filles sont significativement plus à risque que les garçons, les statistiques montrant que 30 % des filles présentent des comportements alimentaires désordonnés contre 17 % des garçons.

L’anorexie mentale, un trouble du comportement alimentaire, se caractérise par une restriction volontaire et drastique de l’apport alimentaire, souvent motivée par une peur intense de prendre du poids et une perception déformée de son propre corps. Cette pathologie conduit fréquemment à une dénutrition sévère.

Les adolescents anorexiques subissent un déséquilibre protéino-énergétique majeur qui entraîne une perte de poids significative, une diminution de la masse musculaire, et des carences nutritionnelles multiples. Ces carences peuvent avoir des conséquences graves sur la santé physique, incluant des troubles cardiaques (bradycardie, hypotension), des désordres électrolytiques (hypokaliémie), et des perturbations endocriniennes (aménorrhée, ostéoporose). La diminution du métabolisme basal, due à la restriction calorique, aggrave encore ces conditions.

Psychologiquement, la dénutrition exacerbée par l’anorexie mentale conduit à des troubles cognitifs, une diminution de la concentration, « une irritabilité, voire violence, et/ou une dépression accrue » complète Jérémy Lhôte. Ces effets psychologiques peuvent amplifier les comportements anorexiques, créant un cercle vicieux difficile à briser. Les adolescents présentent souvent des symptômes anxieux et dépressifs, et un perfectionnisme exacerbé qui compliquent leur prise en charge.

Le dépistage et la prise en charge précoce sont importants pour améliorer les perspectives de rétablissement. Les professionnels de santé, y compris les pharmaciens, jouent un rôle essentiel dans l’identification des signes de dénutrition et la coordination des soins nécessaires. Le traitement de l’anorexie mentale implique une approche multidisciplinaire, combinant soins médicaux, nutritionnels et psychologiques pour rétablir un état nutritionnel adéquat et traiter les aspects psychologiques du trouble. Des unités spécialisées, comme les hôpitaux de jour dédiés aux troubles des conduites alimentaires, offrent une prise en charge adaptée qui a démontré son efficacité.

Quels outils en officine ?

Le pharmacien d’officine est un acteur central du système de soins grâce à sa proximité avec les patients et son rôle de conseil. Il participe activement au dépistage précoce de la dénutrition et à l’éducation thérapeutique, aidant les patients à comprendre l’importance d’une alimentation adéquate et d’une bonne observance des traitements prescrits.

Dépistage précoce et suivi

Grâce à ses interactions fréquentes avec les patients, le pharmacien est en position idéale pour dépister rapidement les signes de dénutrition. En observant les changements de poids, en posant des questions sur l’appétit et les habitudes alimentaires, et en utilisant des outils d’évaluation comme le Mini Nutritional Assessment (MNA), le pharmacien peut identifier les patients à risque et les orienter vers une prise en charge adaptée. Il peut également utiliser des indicateurs biologiques comme le taux d’albumine qui est « le critère de sévérité de la dénutrition » pour renforcer le diagnostic ajoute Jérémy Lhôte.

Éducation thérapeutique

Le pharmacien joue un rôle crucial dans l’éducation thérapeutique, en expliquant aux patients et à leurs familles l’importance de maintenir une alimentation équilibrée et riche en nutriments essentiels. Il peut fournir des conseils pratiques sur la préparation des repas, l’enrichissement de l’alimentation, et l’utilisation des CNO. Cette éducation aide à améliorer l’adhésion et l’assiduité aux recommandations nutritionnelles et à réduire les complications liées à la dénutrition.

Sensibilisation

Dans le cadre des entretiens « Bilan de Prévention » proposé par l’Assurance maladie, il est possible d’organiser des entretiens de sensibilisation à la nutrition pour les patients et leurs familles. Ces entretiens peuvent aborder des sujets tels que :

  • les besoins nutritionnels spécifiques des personnes âgées, « environ 2 200 kcal pour les hommes de plus de 70 ans et environ 1 800 kcal pour les femmes de plus de 70 ans »,
  • les signes de dénutrition « comme la perte de poids ou une modification de la prise alimentaire »,
  • et les stratégies pour maintenir une alimentation « équilibrée et enrichie » précise le Diététicien-Nutritionniste.

En fournissant des brochures informatives et des ressources éducatives, le pharmacien aide à sensibiliser la communauté aux enjeux de la dénutrition. Des campagnes de sensibilisation peuvent également être mises en place pour informer le public des risques et des mesures préventives.

Coordination interprofessionnelle

La prise en charge de la dénutrition nécessite une approche multidisciplinaire. Le pharmacien peut partager avec les médecins, diététiciens-nutritionnistes, infirmiers, et autres professionnels de santé pour assurer une prise en charge globale et intégrée. Cette collaboration permet de suivre l’évolution de l’état nutritionnel du patient, d’ajuster les interventions en fonction des besoins, et de garantir une prise en charge continue et cohérente. Il peut également participer à des réunions de concertation pluridisciplinaires pour discuter des cas complexes.

Suivi personnalisé

Il est possible de surveiller les progrès en mesurant régulièrement le poids et l’IMC des patients, en évaluant leur consommation alimentaire, et en vérifiant l’adhésion aux traitements nutritionnels prescrits. Ce suivi personnalisé contribue à améliorer les résultats cliniques et la qualité de vie des patients. Des entretiens réguliers avec les patients permettent de réajuster les recommandations et d’assurer une bonne continuité des soins.

Comment se lancer au comptoir ?

• Identifier les patients à risque : les patients âgés présentant une perte de poids involontaire, une diminution de l’appétit, ou ceux récemment sortis d’hospitalisation sont des candidats clés pour une supplémentation nutritionnelle.

• Personnaliser les conseils : chaque patient est unique, et il faut adapter les conseils nutritionnels à ses besoins spécifiques. Les CNO doivent être choisis en fonction des préférences gustatives du patient et de ses capacités de déglutition. Il existe une variété de produits (boissons lactées, potages, crèmes dessert, etc.) avec des saveurs et textures différentes qui peuvent être proposées.

• Encourager la consommation régulière : il est recommandé de proposer les CNO en complément des repas plutôt qu’en remplacement. Ils peuvent être pris en collation, environ deux heures avant ou après les repas principaux, afin de ne pas interférer avec l’appétit.

• Surveiller et adapter : suivre régulièrement l’état nutritionnel du patient est essentiel pour ajuster les recommandations. Cela comprend la mesure du poids, le calcul de l’IMC, et l’évaluation des apports alimentaires.