Rupture de quétiapine LP : comment y faire face ? Guide pratique et interview exclusive de Dr Émilie Bonnard, psychiatre

La quétiapine LP, pilier incontournable du traitement de la schizophrénie et du trouble bipolaire, subit actuellement de fortes tensions d’approvisionnement, plaçant les équipes soignantes dans une situation délicate. Alors que la Direction Générale de la Santé (DGS) vient de publier des recommandations pour encadrer la prescription et la dispensation de cette molécule, le Dr Émilie Bonnard, psychiatre, décrypte les enjeux cliniques et propose des pistes concrètes pour accompagner au mieux les patients sans compromettre leur équilibre psychique.

Par Thomas Kassab, publié le 13 février 2025

Rupture de quétiapine LP : comment y faire face ? Guide pratique et interview exclusive de Dr Émilie Bonnard, psychiatre

« Un effet antidépresseur notable grâce à son action sur la sérotonine et la noradrénaline »

Selon le Dr Bonnard, la quétiapine LP agit de manière spécifique : son action antagoniste sur les récepteurs 5-HT2A permet de favoriser la transmission dopaminergique dans certaines régions du cerveau, ce qui contribue à réduire le risque de symptômes extrapyramidaux. Elle ajoute que la quétiapine présente également un effet agoniste partiel sur les récepteurs sérotoninergiques 5-HT1A, ainsi qu’une capacité à inhiber la recapture de la noradrénaline. Ce dernier point explique sa réputation d’être utile en phase dépressive du trouble bipolaire. Cette combinaison d’effets est particulièrement appréciée pour stabiliser aussi bien l’humeur que les symptômes psychotiques.

Des substitutions précipitées qui fragilisent la stabilité des patients

Face à la rupture de stock, de nombreux psychiatres sont contraints de changer en urgence le traitement de leurs patients. « Nous sommes obligés de procéder à une substitution ou un switch, explique la spécialiste. Cela fait courir un risque de recrudescence symptomatique, notamment chez les patients bipolaires jusque-là bien stabilisés. » Elle souligne que toute modification brutale d’un traitement de fond peut entraîner une décompensation, qu’il s’agisse d’une rechute dépressive ou d’un virage maniaque dans le cas des troubles bipolaires, ou d’une réactivation des symptômes psychotiques.

Les alternatives thérapeutiques : avantages et limites

Parmi les molécules régulièrement envisagées en remplacement, on retrouve l’aripiprazole, l’olanzapine, le lithium ou encore la carbamazépine. Le Dr Bonnard met cependant en garde contre une approche trop systématique :

  • Aripiprazole : « Son effet agoniste partiel des récepteurs D2 à faible posologie peut être utile dans les troubles de l’humeur, mais il risque de générer de l’akathisie (impatiences, agitation). Chez les patients psychotiques, on doit souvent monter rapidement les doses pour bloquer suffisamment les récepteurs dopaminergiques. »
  • Olanzapine : « Son profil pharmacologique est proche de la quétiapine par son antagonisme D2, mais son profil métabolique se révèle souvent moins bon, avec un risque marqué de prise de poids et de syndrome métabolique. »
  • Lithium : « C’est la référence historique du trouble bipolaire. Mais on ne peut l’introduire sans un bilan biologique approfondi (fonction rénale, bilan thyroïdien, parathyroïdien, ECG). Il exige un suivi étroit de la lithiémie et est peu indiqué chez les femmes en âge de procréer. »
  • Carbamazépine : « Elle agit via la modulation des canaux sodiques voltage-dépendants et n’offre qu’une efficacité limitée sur les symptômes dépressifs. En outre, elle nécessite un contrôle biologique rapproché et présente un risque tératogène majeur. »

Risque de décompensation et importance du suivi rapproché

Le principal danger lié à la disparition subite de la quétiapine LP reste le risque de décompensation. « Chez les patients bipolaires, on craint surtout une recrudescence des symptômes dépressifs ou maniaques. Chez les patients psychotiques, une décompensation hallucinatoire ou délirante. » Pour le Dr Bonnard, il est primordial d’informer en amont le patient, ainsi qu’une personne de confiance, afin de repérer rapidement tout signe d’alerte nécessitant une consultation en urgence.

La formulation à libération immédiate (LI) comme solution partielle

Parce que la quétiapine LP manque, certains se tournent vers la quétiapine à libération immédiate, sous forme de préparation magistrale. « C’est une alternative particulièrement intéressante, surtout pour les patients qui n’ont pas trouvé d’efficacité satisfaisante avec d’autres traitements, explique le Dr Bonnard. »

Toutefois, passer d’une forme LP à une forme LI peut nécessiter une adaptation de la posologie et une vigilance accrue quant aux effets secondaires (sédation, hypotension orthostatique).

Par ailleurs, la forme LI impose souvent plusieurs prises dans la journée pour maintenir une concentration plasmatique stable.

Des protocoles de titration à adapter au cas par cas

Le Dr Bonnard rappelle qu’il n’existe pas de protocole universel pour assurer une transition sécurisée. Elle recommande de s’appuyer sur des ressources éprouvées comme le Stahl’s Essential Psychopharmacology, le Maudsley Prescribing Guide ou des outils de switch en ligne.

Chaque patient présente des particularités — comorbidités somatiques, tolérance métabolique, historique de réponses antérieures — qui nécessitent une individualisation rigoureuse du traitement.

Comorbidités : un défi supplémentaire

La présence de comorbidités somatiques (insuffisance rénale, troubles thyroïdiens, pathologies cardiovasculaires, antécédents de comitialité) rend encore plus délicate la recherche d’alternatives. Certains médicaments (lithium, carbamazépine) peuvent se révéler difficiles à manier ou contre-indiqués en présence d’atteintes rénales ou hépatiques, tandis que d’autres (olanzapine) exposent à un sur-risque métabolique. Cette dimension impose d’évaluer finement la balance bénéfice/risque dans un contexte de pénurie où les solutions sont parfois limitées.

L’expertise clinique et le dialogue au cœur de la réussite

Malgré la complexité de la situation, des solutions existent. Pour le Dr Bonnard, l’évaluation du rapport bénéfice/risque doit se faire en concertation étroite avec le patient, en tenant compte des recommandations de pratique clinique et de l’expérience accumulée par chaque équipe. Les patients stables sous quétiapine LP doivent être accompagnés, informés et surveillés de près lors d’un switch. Une collaboration pluridisciplinaire — psychiatres, pharmaciens, médecins généralistes — demeure essentielle pour limiter les risques de décompensation et trouver la meilleure alternative possible.

Nouvelles mesures : la DGS publie ses recommandations

Dans l’urgence, la Direction Générale de la Santé (DGS) a émis, le 13 février 2025, une alerte visant à encadrer la prescription et la délivrance de quétiapine LP. L’objectif ? Préserver les stocks disponibles et proposer des solutions de remplacement pour les patients ne pouvant bénéficier d’une alternative thérapeutique.

1. Limiter les nouvelles prescriptions de quétiapine LP

  • Ne plus initier de traitement par quétiapine LP sauf chez les patients présentant un épisode dépressif caractérisé dans le cadre d’un trouble bipolaire.
  • Ne pas prescrire la quétiapine hors de ses indications (notamment pour l’insomnie).

2. Dispensation à l’unité (DAU)

  • Obligatoire pour le dosage 50 mg LP, particulièrement touché par la pénurie.
  • Possible pour les dosages 300 mg LP et 400 mg LP, afin que les pharmaciens puissent délivrer la juste quantité nécessaire pour chaque patient.

3. Préparations magistrales de quétiapine LI

  • En remplacement des formes 300 mg LP et 400 mg LP lorsqu’aucune autre alternative n’est envisageable, gélules dosées à 100 mg LI ou 150 mg LI, à répartir dans la journée, réalisées sur la base d’une recommandation de remplacement et d’un tableau d’équivalence publiés sur le site de l’ANSM :

Tableau d’équivalence : passer de la forme LP à la forme LI

Le tableau ci-dessous, inspiré des données du National Health Service (NHS), détaille les équivalences entre la dose habituelle de quétiapine LP (dose unique quotidienne) et l’addition de plusieurs doses de quétiapine LI réparties dans la journée :

Quétiapine LP (1 prise/j) Equivalent en quétiapine LI
200 mg LP 2 gélules de 100 mg LI le soir
300 mg LP 2 gélules de 150 mg LI le soir
400 mg LP 2 gélules de 100 mg LI le matin et 2 gélules de 100 mg LI le soir
600 mg LP 2 gélules de 150 mg LI le matin et 2 gélules de 150 mg LI le soir
800 mg LP 4 gélules de 100 mg LI le matin et 4 gélules de 100 mg LI le soir

Attention :

  • Plus d’une prise par jour peut entraîner une somnolence matinale et de l’hypotension orthostatique.
  • Un intervalle de 8 à 12 heures entre les prises est recommandé.
  • Les patients doivent être alertés de la nécessité de consulter si des effets indésirables ou des symptômes inhabituels surviennent.